Plusieurs personnes perçoivent l'intelligence artificielle comme étant quelque chose d'inconnu, intangible, voire même préoccupant; pourtant, il existe peu d'espaces de vie qui n'en font pas usage de nos jours. Nous avons discuté avec Dalith Steiger, un grand spécialiste de l'IA, au sujet des tout derniers développements dans le domaine et de la façon dont cette technologie changera la mobilité et les autres aspects de la vie.
Comme l'a affirmé l'informaticien John McCarthy en 1956, « chaque aspect... de l'intelligence humaine peut être si précisément décrit qu'une machine peut être créée pour le simuler ».
En effet, seulement 30 ans après que ce principe fondamental de l'intelligence artificielle (IA) ait été formulé, les premiers ordinateurs d'échecs stupéfiaient la planète. Aujourd'hui, 30 ans encore plus tard, nous disons à nos voitures où aller, dictons des pages de correspondance à un programme de traitement de texte et adressons nos plaintes à un assistant téléphonique généré par ordinateur.
Ces systèmes traduisent le langage humain en code binaire et, au besoin, le reconvertissent dans n'importe quelle langue. Cela permet au conducteur de taxi bulgare de comprendre où le touriste allemand sur son siège arrière désire aller.
Une telle capacité informatique phénoménale se trouve dans un téléphone intelligent accessible qui peut également prendre des photos de haute définition, diffuser des films et des spectacles à partir de vastes bibliothèques, ainsi que rendre possible les conférences vidéo. Aujourd'hui, pratiquement chaque personne sur la planète a accès à des services, pour la plupart gratuits, de cette « intelligence sans fil ».
Au cours d'un voyage en train le long du lac de Zurich, nous avons discuté avec Dalith Steiger, cofondateur de l'organisation primée SwissCognitive, le centre mondial en IA. Steiger est l'un des principaux influenceurs dans le domaine de l'IA et a récemment été placé parmi les 100 plus grands façonneurs du numérique par le magazine Bilanz.
SwissCognitive possède plus de 400 000 abonnés dans les médias sociaux, où elle publie des mises à jour sur les dernières percées en IA. À titre d'expert dans le domaine, M. Steiger est convaincu que l'IA changera pratiquement tous les aspects de notre vie. Comme la conversation avait lieu sur un train, le sujet de la mobilité a rapidement été soulevé.
M. Steiger : « Le monde devient de plus en plus complexe chaque jour. Une pression considérable est mise sur l'infrastructure, la technologie est engagée dans une course constante contre elle-même, les changements climatiques nous forcent à repenser nos façons de faire et plusieurs normes sociétales évoluent. Ces facteurs exigent et amènent de nouvelles solutions aux pratiques qui ont été, pendant des siècles, "la façon dont nous faisons les choses". La manière dont nous abordons la mobilité, par exemple, changera drastiquement. Le changement sera bientôt la constante dans les sujets traitant notamment d'électromobilité, d'économie de partage, de densité du trafic et des villes intelligentes. »
Les experts s'entendent sur le fait que l'introduction graduelle de l'IA à long terme est la seule façon de garantir la percée généralisée d'options pionnières telles que l'électromobilité. L'IA permet la communication entre les éléments mobiles et fixes dans la chaîne de valeur ajoutée, un élément important pour rendre ce genre de processus véritablement pratique. Lorsqu'un automobiliste vide la batterie de sa voiture après 400 km, il ne veut pas attendre deux heures pour trouver un poste de recharge; il veut s'amarrer immédiatement à une borne qui a anticipé son arrivée. Les bornes de recharge d'ABB, qui sont gérées et entretenues sur un réseau à distance, recueillent les données nécessaires. Dans un futur proche, les solutions d'IA pourraient rendre ce réseau plus robuste pour répondre à une demande plus vaste.
Quels sont les autres changements apportés par l'IA dans la mobilité? Allons-nous bientôt conduire des véhicules autonomes contrôlés à distance? M. Steiger en doute : « Les gens aiment penser en termes d'extrêmes et plusieurs imaginent déjà une ère sans conducteurs. Chez SwissCognitive, nous croyons que la priorité sera donnée au travail environnemental et à la gestion de la capacité des autoroutes. Augmenter l'utilisation de certaines sections de l'autoroute plutôt que de dépenser beaucoup d'argent pour les agrandir a plus de sens sur le plan économique et écologique. Préférablement, cela serait accompli en amenant graduellement des camions semi-autonomes, voire même des véhicules de passagers semi-autonomes. Ces projets ne visent pas à nous débarrasser des conducteurs; l'objectif est plutôt d'augmenter la capacité de l'infrastructure. Cette approche pourrait également s'appliquer au transport par rail et par les airs. »
Bien que les voitures, autobus et camions semi-autonomes puissent être sur la route dans un avenir rapproché, il y a beaucoup de choses que les conducteurs humains peuvent faire que ces véhicules ne pourraient pas faire : ils ne peuvent pas s'occuper d'eux-mêmes, s'entretenir ou se réparer; un pneu crevé les dérouterait littéralement.
L'entièreté du processus, de la conception à la fabrication jusqu'à la distribution, présentera des défis même aux systèmes les plus avancés pendant encore longtemps. Bref, pour le moment, les systèmes basés sur l'IA peuvent traiter des tâches autonomes clairement définies, rien de plus, rien de moins.
M. Steiger : « Nous désignons les systèmes d'aujourd'hui comme étant une "intelligence artificielle faible". Ils ne peuvent gérer qu'un seul problème à la fois. Ces systèmes ont encore des difficultés à résoudre des problèmes plus complexes, tels que ceux où il faut analyser et reconnaître le contexte d'images en mouvement, de texte écrit et de langage oral. »
Dans les laboratoires de l'avenir (Future Labs) d'ABB, on met déjà sur pied la technologie des usines de l'avenir basées sur l'IA. Éventuellement, les systèmes industriels autonomes pourront non seulement compiler et analyser les données à partir de différentes sources, mais pourront tirer des conclusions indépendantes en fonction de cette information. Ils seront ainsi en mesure de prendre les bonnes décisions, même dans des situations pour lesquelles ils n'ont pas été programmés.
ABB a déjà fait les premiers pas pour se rapprocher de cet avenir; par exemple, récemment, un traversier sans capitaine a pu être dirigé par télécommande dans le port d'Helsinki. Dans le monde de la navigation autonome de l'avenir, un seul capitaine pourrait surveiller plusieurs bateaux à partir de la terre ferme, n'ayant besoin d'intervenir que lorsque c'est nécessaire.
Plus de 1 000 bateaux et leurs composantes techniques sont déjà surveillés par les neuf centres d'opération collaboratifs ABB AbilityTM d'ABB autour du monde. Cela permet aux entreprises d'anticiper les exigences d'entretien et d'avoir en main les pièces de rechange nécessaires lorsque le bateau arrive au port. Cela permet également l'optimisation des trajectoires, ce qui constitue un avantage sur le plan environnemental en diminuant l'utilisation d'énergie et les émissions de CO2, améliore le confort des passagers et protège la cargaison.
M. Steiger par rapport aux aspects environnementaux de l'IA : « Nous connaissons un besoin grandissant en ce qui concerne l'utilisation plus efficace des ressources. Ceci, combiné à l'abondance de données recueillies par l'Internet des Objets (IdO), ouvre la voie à de nombreuses possibilités pour l'IA. La technologie intelligente nous donne une véritable chance d'atteindre les objectifs de développement durable de l'ONU d'ici sa date butoir proposée. Cela s'applique à l'éducation, à la distribution de médicaments essentiels et aux droits de la personne autant que cela s'applique à la lutte contre les changements climatiques. »
D'autre part : « Pour tirer parti de ces occasions, cependant, la société doit être ouverte aux nouvelles approches. Les régulateurs, comme le reste d'entre nous, n'ont pas toujours gardé un œil sur les grandes percées technologiques. Ce que nous demandons des régulateurs des domaines des finances, des communications, de l'aviation, de la pharmaceutique ou du transport est de nous donner une plus grande marge de manœuvre dans le développement de nouvelles idées. Nous sommes un pays de gens d'action, et les gens d'action ont besoin d'espace pour mettre à l'essai la viabilité de leurs investissements. Les essais en premier, puis les règlementations; c'est ce qui devrait constituer la règle. »
Lorsqu'on lui a demandé à quel point la Suisse convient à ce type de travail, M. Steiger a répondu : « Les conditions en Suisse sont idéales. L'IA sera la bienvenue ici pendant encore longtemps. Le pays n'a pas de ressources naturelles, mais s'est réinventé à plusieurs reprises au cours de sa longue histoire et a bâti une confiance mondiale envers les marques suisses. Nous avons ce qu'il faut pour devenir une voix importante dans la course mondiale de l'IA. Nos universités, experts, jeunes entreprises et laboratoires d'IA institutionnels mondiaux contribuent tous à un écosystème d'IA qui est petit, mais puissant. Il y a encore place à un développement plus poussé. Nous devrions d'ailleurs entamer une discussion active et internationale sur ce qui a déjà été réalisé. C'est exactement ce que nous entreprenons par l'entremise de la première annexe de SwissCognitive. CognitiveValley est un mouvement à but non lucratif visant à positionner la Suisse comme étant la "nation de l'IA" pour le reste du monde. Son lancement a eu lieu en septembre 2019 à l'EPFL de Lausanne. »
De quelle façon l'IA touchera-t-elle chacun d'entre nous? M. Steiger : « Nous croyons que la technologie intelligente nous permettra de conserver notre prospérité. La bande passante, la capacité informatique, les algorithmes et les vastes quantités de données que nous avons à notre disposition nous permettent aujourd'hui d'appuyer les changements qui ont lieu aujourd'hui et de mettre l'accent sur des mesures responsables pour notre avenir. Nous croyons que la technologie cognitive connaît un changement énorme. Le développement pourrait être irréversible, mais nous pouvons le contrôler. Nous devons exploiter cette nouvelle technologie. Elle ne devrait pas être utilisée contre nous, mais pour nous. »
De quel genre de délai parlons-nous? M. Steiger : « Les changements amenés par l'IA n'arriveront pas du jour au lendemain. Les entreprises, institutions et organes administratifs doivent apprendre comment gérer les nouvelles demandes en matière de talent, de données, de technologie et de leadership. Beaucoup de choses sont techniquement possibles aujourd'hui sans toutefois être réellement mises en pratique, mais nous devons d'abord commencer par ce que nous acceptons dans notre vie quotidienne. De nos jours, plusieurs projets sont encore dans leur phase de laboratoire. En fonction de l'industrie, cela peut changer soudainement dans certains cas. »
« À titre de personnes, d'entreprises ou de pays, nous pouvons nous préparer en acquérant une précieuse expérience et en établissant le cadre juridique qui permettra l'arrivée en douceur de la technologie d'IA. Sur le plan sociopolitique, nous ne devons pas sous-estimer le besoin de discuter. L'IA inspire la peur et plusieurs se demandent : qu'arrivera-t-il à mon identité, à mes données, et aurai-je un emploi dans le futur? Cela va bien au-delà de la compréhension des principes de base; nous devons comprendre la façon dont ces processus s'appliquent à nos vies et à nos valeurs. Notre tâche est donc d'introduire l'IA au public dans les années à venir. Si nous ne réussissons pas à familiariser les gens à l'IA, nous pourrions entraver sa croissance. »
« L'IA est une technologie comme une autre. Elle changera la société et le comportement individuel dans plusieurs domaines. Elle nous aidera autant dans les soins de santé que dans les réservations d'hôtel, augmentera l'efficacité des processus de production et optimisera la mobilité. Certaines tâches disparaîtront, les descriptions de postes changeront et des industries entières apparaîtront ou disparaîtront. Ces changements exigeront beaucoup de nous en tant que personnes, mais aussi en tant que société. L'immobilisme n'est pas une option. Les développements environnementaux et démographiques posent un trop grand problème. Aujourd'hui, le taux de changement n'est plus mesuré en générations, mais en années; une nouvelle réalité qui exige une nouvelle mentalité. Le contrôle que les gens ont sur eux-mêmes augmente en même temps que la technologie. Le nouveau système doit gagner leur approbation. »
Cela pourrait également être appuyé par les avancées qui n'ont pas reçu beaucoup d'attention dans le débat sur l'IA, qui était jusqu'à maintenant axé sur les effets négatifs. Par exemple, l'IA peut aider les personnes malvoyantes à découvrir le monde dans une plus grande indépendance. « Seeing AI » (voir en IA), un outil développé par Saqib Shaikh, un ingénieur de Microsoft ayant perdu la vision à l'âge de sept ans, peut lire les symboles et les documents, repérer les devises et les produits, reconnaître les amis et même interpréter leurs expressions faciales.
M. Steiger : « Les applications de ce genre sont grandement importantes pour les utilisateurs concernés. L'IA peut offrir de nouvelles possibilités dans la vie de tous les jours des personnes aveugles, sourdes ou ayant un handicap physique. Le court-métrage “The Child of Earth” (l'enfant de la terre) illustre de façon bouleversante une personne en phase terminale parcourant l'espace à l'aide d'un casque de réalité virtuelle et découvrant une nouvelle qualité de vie. L'IA est plus qu'un outil pour optimiser l'efficacité. Lorsqu'on l'applique de la bonne façon, elle peut également susciter une réaction émotionnelle et artistique. »